CHAPITRE IV

 

David marchait en avant, le fusil à prélèvements au creux du coude, la musette sur l’épaule. Cazhel suivait loin derrière, la démarche hésitante, l’œil nauséeux. Une heure plus tôt le jeune homme l’avait trouvé au milieu du couloir qui partageait en deux l’unique bâtiment habitable, roulé dans un sac de couchage de l’armée et entouré d’un invraisemblable rempart de boîtes de bière vides. Il avait eu le plus grand mal à le faire lever. Le flic dégageait une odeur alcaline insupportable qui laissait supposer le pire et plus particulièrement que, incapable de se lever, il avait passé la nuit à uriner dans son duvet.

Il faisait froid, humide. Des nappes de brume épaisse stagnaient dans les creux du relief, réduisant la visibilité à quelques mètres. David jura. Il avait passé le week-end à compulser les dossiers poussiéreux entassés sur les étagères de son bureau. Les conclusions qu’il en avait tirées n’incitaient pas à l’optimisme. Il était visible que la réserve végétait, oubliée de toute administration. Pas une seule visite d’inspection n’avait été effectuée, aucun sceau officiel n’accusait réception des documents scientifiques. Shaka-Kandarec n’existait que dans la mémoire de l’ordinateur préposé à la distribution des vivres et des salaires. Shaka-Kandarec n’intéressait personne, sinon en temps qu’affectation-dépotoir réservée aux fonctionnaires récalcitrants. Leur travail n’était qu’une caricature, un jeu absurde qu’il convenait pourtant de pratiquer si l’on ne voulait pas sombrer dans la déliquescence cérébrale ou l’alcoolisme. Ils atteignirent enfin la casemate de fer aux meurtrières dentelées de rouille. Le courant d’air circulant dans la gorge avait chassé le brouillard et le village, avec ses rues semées d’empreintes noires, rouges ou brunes, se détachait nettement sur la muraille naturelle. David se mit en position de tir, l’œil rivé au viseur dans l’attente d’une cible. Une demi-heure s’écoula sans qu’aucun mutant n’apparaisse. C’était inhabituel ; généralement il se trouvait toujours une demi-douzaine d’individus lymphatiques pour hanter le bord du torrent, l’œil perdu dans les vapeurs d’une rêverie somnambulique. Le zoologue se redressa, les bras sciés par une crampe naissante. Au bas de la passerelle, l’officier qui semblait soudain dégrisé balayait la cité minière à la jumelle.

— Je n’aime pas ça, grogna-t-il, aucun signe de vie, des rues désertes… ça sent l’épidémie ou l’intoxication alimentaire généralisée. Pourvu que ces idiots du ravitaillement ne nous aient pas refilé des produits avariés. J’ai entendu dire que ça s’était passé dans une autre réserve, aucun spécimen n’en a réchappé. Il faut aller voir…

Il cracha une obscénité et rangea les jumelles dans leur étui. David déglutit difficilement, gêné par la boule qui venait de s’installer dans sa gorge. À la seule idée de pousser plus avant dans le village, il se sentait la paume des mains moites et la bouche sèche.

— J’ai toujours redouté un truc comme ça, poursuivit Cazhel qui s’engageait déjà au milieu des roches, et bien sûr Barney n’est pas là ! S’il y a une merde, on ne sera que deux à la déguster : vous et moi. On nous reprochera n’importe quoi, de ne pas avoir goûté leur bouffe avant de les approvisionner ou de ne pas avoir su détecter les symptômes de l’épidémie, n’importe quoi…

La descente était difficile, jalonnée de rocs pointus et de pierres aux arêtes coupantes. Ils progressaient dans un vacarme d’éboulements, soulevant un nuage de poussière argileuse dont les particules adhéraient aussitôt à leur peau en sueur. Ils arrivèrent enfin à la première baraque. Cazhel sortit son Colt de service et tira le chien en arrière.

— À partir de maintenant dites-vous que vous marchez en terrain miné, souffla-t-il, ET REGARDEZ OÙ VOUS METTEZ LES PIEDS !

David acquiesça d’un signe de tête ; aucun son ne franchissait plus la barrière de ses dents ; il ne voyait que les empreintes sur le sol. La plupart semblaient sèches, certaines s’étaient déjà changées en cratères et creusaient le sol dans un imperceptible grésillement. Ils entreprirent de zigzaguer. Le front de Cazhel luisait de transpiration.

— Le danger, c’est à l’intérieur des bâtiments, murmura-t-il, il peut y avoir des flaques d’encres, des macules encore humides auxquelles vous risquez de vous frotter. Faites gaffe ! Allez, on y va…

Les muscles raidis par la tension nerveuse, ils s’engagèrent dans le premier escalier. Les marches parsemées de découpes geignaient sinistrement à chacun de leurs pas. Ils aboutirent à une porte trouée de marques de doigts, de poings et de paumes. C’était hallucinant. À l’intérieur, le parquet ressemblait à une tranche de gruyère. Il n’y avait aucun signe d’occupation. Ils battirent en retraite, décomposant leurs mouvements, tels des automates au ressort détendu. Au bout d’une heure, ils avaient visité quatre habitations. En vain. L’ancienne cité minière paraissait avoir pleinement reconquis sa vocation de ville-fantôme.

— C’est impossible, haleta Cazhel, on devrait retrouver des corps, des cadavres. Du moins des malades… ou alors ils nous tendent un piège.

Sa main moite avait marbré de taches sombres la crosse en bois du revolver.

— Vous avez vu ? observa David, les empreintes qui marquent le sol sont pratiquement sèches. Cela veut dire qu’ils n’ont pas mis le nez dehors depuis vingt-quatre heures.

— Exact. Séparons-nous. Si vous tombez dans un traquenard, tirez en l’air. Je remonte vers la source du torrent, allez vers l’éolienne…

Après une bonne heure de prospection solitaire, David commença à se sentir gagné par un doute. En plusieurs endroits de la muraille, les mutants avaient aligné d’étranges suites de caractères, des dessins creusés dans la pierre, toute une enfilade d’images symboliques dont le sens lui échappait totalement, mais qui témoignaient d’une vive activité spirituelle. Il s’en approcha. Pour sculpter la roche, ils n’avaient eu qu’à dessiner du bout du doigt. Le mucus, en séchant, avait ensuite changé le dessin initial en une frise qu’on eût dite profondément taillée au burin. Ces gravures étiraient leurs plaies tout au long des roches. C’était comme un livre en écriture Braille où les aspérités auraient été remplacées par des trous. Tout cela ne cadrait pas avec l’apparente asthénie du Patchwork-people.

Un craquement le fit sursauter. C’était Cazhel.

— Vous avez vu ? lança-t-il en désignant les hiéroglyphes creusés dans la paroi rocheuse à l’ombre des baraques. Ils nous ont eus ! Quand ils jouaient aux débiles ils se payaient notre tête ! Ils ont une écriture, un art, probablement une doctrine, une religion ! On les croyait atteints d’imbécilité congénitale et ils philosophaient dans notre dos ! De foutus comédiens !

David hocha la tête. Il aurait fallu effectuer un relevé des inscriptions, les soumettre à un ordinateur de la meilleure génération. Il se promit de faire des photos. Ils poursuivirent leur marche, dépassant les dernières constructions pour retrouver le labyrinthe de rocs coupants.

— C’est invraisemblable ! vitupéra Cazhel. Ils ne peuvent aller nulle part ! La montagne est cernée de mines, de détecteurs, de lance-flammes automatiques. S’ils ont décidé de marcher vers la ceinture de protection, on va les retrouver en miettes, personne ne peut passer, il n’y a pas de chemin type, les mines fouisseuses changent tout le temps de place !

Trente minutes plus tard, ils découvrirent que de nombreuses traces de pas convergeaient vers un tumulus masqué par un gros buisson d’épines. Cazhel devint blême. Prenant bien garde à ne pas poser ses semelles sur la piste maculée de noir, il s’avança vers le tertre et, s’aidant du canon de son fusil, éloigna une à une les touffes d’épineux entassées comme pour quelque bûcher. Une cavité obscure se dessina, un boyau de ténèbres où luisaient deux rails. Un wagonnet cabossé obstruait en partie l’accès de la galerie…

— Une concession ! jura le policier. Bon sang ! Une concession non portée sur les cartes officielles ! Nous avons fait sauter toutes les autres mais pas celle-là ! Pas la peine de les chercher : ILS ONT FICHU LE CAMP ! Le tunnel doit traverser la montagne, passer sous la barrière de sécurité pour déboucher dans la plaine, de l’autre côté. C’est une catastrophe !

Il haletait. David écarquilla les yeux. Il imaginait la tribu en marche, fuyant son inconfortable réserve comme les Indiens d’autrefois. Il se secoua.

— De l’autre côté ? s’étonna-t-il, mais on m’a dit qu’il n’y avait que des marécages, des sables mouvants occupant plusieurs milliers d’hectares. Ils vont s’y engloutir !

Cazhel cracha avec colère.

— C’est vrai ! Mais au-dessus des vasières il y a les ponts. Le territoire des ponts ! S’ils les empruntent, c’est l’enfer pour nous ! On ne parlera plus de blâme mais de peloton d’exécution !

— Ils vont peut-être obliquer vers la voie du chemin de fer ?

— Pour retrouver la civilisation ? Vous êtes fou. On crève de faim sur ces plateaux, rien ne pousse, que des lichens. Aller au-devant d’une ville, c’est s’offrir aux mitrailleuses des milices rurales. Non, je suis sûr qu’ils vont marcher vers les ponts. Leurs occupants ne pourront pas faire face. Ce sont des fétichistes du retour au passé. Ils méprisent la civilisation moderne et pratiquent une sorte de moyen âge réinventé. Des toqués ! Beaucoup de femmes et d’enfants, des vieux aussi ! Bon sang ! Qu’est-ce qu’on va faire ? Heureusement Barney n’est pas encore rentré…

— Il ne restera pas absent toute l’année !

— Je le sais bien ! s’emporta le policier, mais ça nous laisse une chance…

— Une chance de quoi ? De filer ?

— Mais non ! De rattraper les fuyards et de les ramener à la réserve !

David fit un bond en arrière.

— Quoi ? Vous voulez pister ces bonbonnes d’acide ambulantes comme un vulgaire gibier ? Vous délirez, mon vieux ! Nous sommes que deux ; la tribu compte plus d’une centaine d’individus d’après les fiches du bureau d’ordre !

— Il n’y a pas d’autre moyen ! Il faut les courser ! C’est comme si nous avions laissé les portes d’un laboratoire ouvertes et qu’un troupeau de bêtes enragées en avait profité pour se répandre dans la population. Nous sommes responsables ! Il faut en ramener quelques couples, abattre les autres. Nous mettrons cela sur le compte d’une épidémie.

David fut secoué par un horrible frisson, ouvrit la bouche, mais ne put prononcer une parole… Cazhel l’observa en ricanant.

— Gardez vos sermons, nous sommes dans le même bateau. Si ces mutants font des ravages, c’est la peine capitale pour nous deux. On nous vendra à un institut de vivisection ou à un centre de recherches. C’est ce qu’on fait de temps à autre quand les prisons sont trop pleines ! Ces messieurs des facultés ne manquent jamais de petits virus à tester, ce sont plutôt les cobayes intéressants qui leur font défaut !